Marrakech devait être la COP de l’agriculture. Pour cette 22Conférence des parties sur le climat (COP 22) sous l’égide de l’ONU en terres africaines, le sujet était évident : 60 % de la population du continent travaille dans ce secteur. Essentiel pour nourrir une démographie exponentielle, très vulnérable au changement climatique (sécheresses, inondations, chute des rendements, acidification des sols…). A la fois problème et solution face au changement climatique. Problème, parce qu’un quart des émissions mondiales de gaz à effet de serre, responsables du réchauffement, sont dues aux activités agricoles. Solution, parce que les sols agricoles, à l’instar des forêts ou des océans, permettent de stocker le carbone, et donc d’atténuer le réchauffement climatique.

Totalement absente depuis la création de la Convention cadre des Nations unies sur le climat (CCNUCC) en 1992, la problématique avait réussi à se faire une petite place dans l’Accord de Paris, texte adopté à la COP 21 en décembre 2015 et entré en vigueur en novembre, qui vise à contenir la hausse des températures mondiales. Son préambule reconnaît en effet «la priorité fondamentale consistant à protéger la sécurité alimentaire et à venir à bout de la faim, et la vulnérabilité particulière des systèmes de production alimentaire aux effets néfastes des changements climatiques». Autre signe que cette activité allait enfin être sous les projecteurs : l’agriculture est mentionnée dans 94 % des contributions nationales des Etats, ces engagements en matière de réduction de gaz à effet de serre annexés à l’Accord de Paris. Mais la cause n’aura pas avancé d’un pouce lors de cette COP 22 qui s’achève ce vendredi.

Bonnes pratiques

Le thème, à l’agenda de l’organe scientifique et technologique (SBSTA) de la COP, a bien été évoqué. Mais les désaccords entre pays développés, qui voulaient l’aborder sous l’angle de l’atténuation des émissions de gaz à effet de serre (avec des sols agricoles utiles comme puits de carbone et une modération de l’agriculture intensive), et les pays du Sud (G77+Chine, regroupant les pays en développement), qui ne voulaient entendre parler que d’adaptation de l’agriculture et de son financement, ont paralysé les négociations. Résultat : le SBSTA a clos ses travaux en début de semaine, et renvoyé la question à la prochaine session, en mai à Bonn. «Le G77 + Chine refuse que le mot "atténuation" apparaisse dans cette discussion, décrypte Anne-Laure Sablé, qui suit les questions de souveraineté alimentaire au CCFD-Terre solidaire. Les Etats qui bloquent sont ceux dont l’économie repose sur une agriculture intensive et d’exportation : l’Argentine, l’Inde, le Brésil… Si on commence à parler atténuation dans l’agriculture, ça veut dire remettre en cause leur modèle agricole, très émetteur, basé sur les grandes monocultures, gourmandes en intrants chimiques. Pour eux, ça veut dire faire des efforts sur des questions économiques et commerciales.»

A Bab Ighli, où se tient la COP, il a beaucoup été question d’agriculture. Mais en marge des négociations, via des initiatives parallèles comme le «Triple A» (pour Adaptation de l’agriculture africaine) porté par le Maroc, ou le «4 pour 1 000» (objectif de captation de CO2 dans le sol), lancé par la France l’an dernier à la COP 21. Conférences, journée spéciale, pavillons pour présenter les projets… Rien n’a été oublié pour donner de la visibilité à ces initiatives, qui s’inscrivent dans le cadre de l’Agenda des solutions, ce registre de bonnes pratiques ouvertes aux acteurs non étatiques - entreprises, collectivités locales, société civile - instauré à la COP 20 de Lima, en 2014. Un agenda critiqué par la société civile pour les «fausses solutions» qu’il peut promouvoir, avec «des pratiques qui portent en elles des risques d’accaparements de terre, de financiarisation de la nature, ou de promotion d’intrants chimiques et d’OGM», s’insurgeaient, lors de la COP 21, Oxfam, le CCFD et Action contre la faim.

«Démission des Etats»

«Ce qui est dingue, c’est de voir tout cet engouement pour l’agriculture dans les initiatives parallèles, sur lesquelles on n’a aucun contrôle, qui évoluent hors des espaces officiels, mais qui en même temps bénéficient du crédit de la COP, s’agace Anne-Laure Sablé. C’est un peu une démission des Etats, incapables de se mettre d’accord dans les négociations.» «Je comprends l’impatience des ONG, mais je crois qu’on a réussi à remettre les sols au cœur du débat technique et scientifique : c’est un acquis énorme, même s’il reste des choses à mettre en œuvre», se félicite le ministre français de l’Agriculture, Stéphane Le Foll, présent à Marrakech, et qui philosophe : «Un petit angle au départ, ça fait des grandes distances à la fin.» Mohamed Badraoui, directeur général de l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) du Maroc, partie prenante du Triple A, préfère, lui aussi, voir le verre à moitié plein : «Heureusement que ces initiatives ne sont pas soumises aux diktats des négociateurs : qu’ils prennent ou non des décisions, elles continuent, ça permet d’aller plus vite. Aujourd’hui les intérêts sont divergents au sein des négociations. Les enjeux commerciaux importants empêchent les négociateurs de prendre des décisions.»

Lancé en mai par le Maroc, l’initiative Triple A, dont la structure et la gouvernance restent à établir, ambitionne de «faire du plaidoyer vis-à-vis du Fonds climat [de l’ONU, lancé en 2010, ndlr] et de ses 100 milliards de dollars [94 milliards d’euros] par an d’ici 2020 promis par les pays du Nord aux pays du Sud pour les aider à s’adapter au changement climatique», avance Mohamed Badraoui. L’initiative, qui s’appuie sur les grands bailleurs de fonds internationaux (Agence française de développement, Banque mondiale…) vise à partager les connaissances du Maroc, pays aride qui a «une expérience sur la transformation agricole» : grand plan d’irrigation depuis la fin des années 60, et Plan Maroc vert lancé en 2008, une stratégie nationale de développement agricole, qui fixe des économies d’eau dans les zones irriguées (goutte-à-goutte), la reconversion de cultures céréalières en arboriculture fruitière adaptée à la sécheresse tout en luttant contre l’érosion des sols… «Le Triple A veut fédérer des projets avec des solutions sur la fertilité des sols et de séquestration du carbone, la gestion de l’eau agricole, la gestion des risques climatiques avec des systèmes d’alerte précoces, et enfin des innovations dans le financement pour les petits agriculteurs», dit l’ingénieur agronome.

Le Maroc a également lancé une cartographie de la fertilité des sols africains, et de leurs besoins en engrais. «Une belle opportunité pour l’Office chérifien des phosphates», grincent ONG et certains négociateurs africains. Le pays peut ainsi se positionner sur un continent qui abritera 25 % de la population mondiale en 2050. Mohamed Badraoui hausse les épaules : «L’Afrique à besoin d’intrants, qu’on le veuille ou non : les sols sont extrêmement pauvres. Il faut utiliser des engrais, au moins dans un premier temps, pour améliorer la fertilité. Pour les engrais, il n’y a pas de privilège : il y a un marché, et ce n’est pas via notre initiative qu’on va en bénéficier. C’est du business !» Il rappelle qu’en Afrique, entre 12 et 15 kilos d’engrais chimiques sont utilisés par hectare et par an. La moyenne mondiale s’établit à 120 kg. Le directeur général de l’Inra marocain insiste également sur l’intérêt de l’agriculture de conservation (arrêt du labour, rotation des cultures, couvert végétal), ou l’agroforesterie, qui associe plantations d’arbres, cultures et pâturages. «L’agriculture, c’est l’élément de stabilisation fondamental des populations africaines. C’est le meilleur moyen d’établir la sécurité, et de lutter contre les migrations. C’est une responsabilité sociétale et globale, pour la justice climatique.»

«Photosynthèse»

Autre initiative présente à Marrakech, le 4 pour 1000, qui vise à conjuguer agriculture, sécurité alimentaire et réduction des émissions de gaz à effet de serre. Il repose sur un calcul scientifique : les sols contiennent des milliards de tonnes de carbone sous forme de matière organique, et l’augmentation annuelle de 0,4 % (le fameux «4 pour 1 000») de cette quantité permettrait à la fois de compenser - par captation -l’augmentation annuelle de CO2 dans l’atmosphère et de fertiliser les sols : «Il faut qu’on recrée un processus de stockage de carbone,définit Stéphane Le Foll. Le carbone dans les sols c’est de la matière organique, et c’est donc de la fertilité. On dégrade entre 12 et 15 millions d’hectares de sols agricoles tous les ans : c’est catastrophique. On malaxe trop les sols avec le labour. Il faut essayer de réorienter l’activité des agriculteurs pour qu’ils préservent leurs sols et les réalimentent en matière organique, avec la couverture des sols et la photosynthèse.»

La gouvernance de l’initiative 4 pour 1 000 est, elle aussi, en cours de constitution. Un comité scientifique et technique sera chargé d’évaluer le potentiel de stockage de carbone dans les sols, et les besoins en financement des projets.«L’idée de départ du 4 pour 1000 est très intéressante, mais l’absence de cadre permet un fourre-tout incroyable, s’inquiète Anne-Laure Sablé. Nous demandons des critères sociaux, économiques et environnementaux. Sinon, on peut très bien mettre du carbone dans les sols sans se préoccuper de sécurité alimentaire, en favorisant l’accaparement de terres, en polluant les sols avec du glyphosate… C’est l’orientation politique qui sera donnée au départ qui déterminera le référentiel, pas l’inverse.» Plus largement, ce que critique la société civile, c’est la logique de compensation des émissions, qui dispense d’efforts de réductions. Tout en appliquant une logique comptable à l’agriculture.

Isabelle Hanne Envoyée spéciale à Marrakech